Problèmes fonciers au Sénégal : réalités et perspectives ! (Par Ibrahima SENE)

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des forces de l’ordre interviennent lors d'un litige foncier (image d''illustration)

Réalités

En 1960, pour les 259 400 exploitations, plus de la moitié de ces exploitations, soit 58% avaient des superficies inférieures à 3 ha, dont 21,4% sans terre, et les 36.6% se partageaient une faible partie des superficies cultivées, soit 22%.

Les très gros exploitants avec plus de 15 Ha, s’appropriaient 14,3% des superficies cultivées bien qu’ils ne représentent que 2,8% de l’ensemble.

Les grandes exploitations entre 10 et 15 Ha ne représentaient que 3,6%.

Celles qui avaient entre 7 et 10 Ha constituaient les exploitations moyennes avec 14,2% et cultivaient 43,4% des superficies.

Ceux qui ont entre 3 et 7 ha représentaient 21,4% constituaient de petites exploitations agricoles.

Le travail manuel de la terre était la pratique agricole la plus répandue.

C’est ainsi que 88% des exploitations ayant moins d’1 Ha sont en culture manuelle. Cette proportion décroît au fur et à mesure que la taille de l’exploitation augmente et n’est plus que de 58% dans les exploitations qui excédaient 20 Ha.

La combinaison de l’énergie humaine, attelée et mécanique était réalisée dans les très grosses exploitations par 7,81%.

D’où le défi de la mécanisation pour se substituer à la culture manuelle, afin d’élever la productivité agricole, et lutter contre la pauvreté rurale.

Le type de matériel agricole retenu, fut le semoir et le houe à traction animale, asine et/ou équine, qui requiert, selon les études économiques et techniques de l’époque, un minimum de 3ha cultivés pour être rentable.

Pour les 259 400 exploitations, 65,4 % ne possédaient pas d’animal de trait, et seul un peu plus de 20,8 % possédait un cheval, et 3,5 % un ou des ânes.

La traction bovine avec des équipements plus performants nécessitait un minimum de 5 ha dans le cadre d’une culture intensive.

En matière de fertilisation des sols, il y avait une très faible utilisation des engrais minéraux sur 3,4% des surfaces cultivées.

C’est ainsi que la « Loi sur le Domaine National », adoptée en 1964, enlevait la gestion des terres agricoles des mains des « Lamanes »,pour la confier aux Sous – préfets et Préfets de l’Administration territoriale, qui devraient permettre aux 58% des exploitations, d’augmenter leurs superficies cultivées pour accéder à la mécanisation, grâce à la coopérative agricole et au Crédit pour semences, engrais, et matériel agricole dans le cadre d’un Programme Agricole.

Et la réforme portant création des « Communautés rurales » de 1972, permettait d’enlever la gestion des terres agricoles, devenues « Domaine National », des mains de l’Administration territoriale, pour la confier aux représentants élus des populations rurales à travail l’institution du Conseil Rural.

Dans les faits, la gestion des terres du Domaine national relevait exclusivement du Président du Conseil, dont les décisions sont soumises à l’approbation du Sous-Préfet, ce qui fait de celui-ci le détenteur effectif du pouvoir d’attribution de ces terres.

Les abus dans les attributions des terres agricoles par le Président du Conseil en accord avec le sous-Préfet, ont suscité une résistance qui a abouti au transfert des « prérogatives d’affectation et de désaffectation des terres » du Domaine national, des mains « du Président du Conseil rural, au Conseil rural lui-même » par le Décret 80-1051 du 14 octobre 1980.

Cependant, le maintien du contrôle d’opportunité des Préfets sur la gestion foncière du Conseil Rural, reconduisait de facto les pouvoirs réels de celui-ci dans l’attribution des terres.

Cependant, moyennes exploitations voyaient dans le Domaine National, la coopérative, et le Programme Agricole, des moyens de consolider leurs exploitations, et de moderniser leurs pratiques agricoles, pour élever leur productivité, et les ménages sans terres, ou à l’étroit, une possibilité d’accéder à une terre de culture.

Ces réformes accompagnées par un Programme Agricole basé sur le crédit aux intrants et à l’équipement ont permis :

– Un agrandissement de la superficie cultivée de 4,30 ha en moyenne par exploitation comparée à 3,70 ha en 1960,
– Une explosion du nombre d’exploitations agricoles qui sont passées de 295 400 exploitations, en 1960 à 437 037 exploitations, en 1997/98.
– Une réduction du nombre d’exploitation sans terre, qui sont passées de 21,4 % en 1960 à 20,9 % ;
– Une réduction du nombre d’exploitations de moins de 3 ha qui sont passés de 58 % des exploitations, à 50,7 % des exploitationsen 1998 ;
– Une forte augmentation du nombre d’exploitions de 7 à 10 ha qui sont passées de 14,2 % des effectifs avec 43, 4 % des surfaces en 1960 à 18 % des effectifs avec 50,7 % des surfaces en 1998.

Ainsi, ces réformes ont occasionné le renforcement des couches moyennes paysannes (7 à10 ha) et la réduction du nombre des paysans sans terre (moins de 1ha) au détriment des grosses exploitations et des très grosses exploitations (plus de 10ha).

Ce fut l’époque de l’apparition de l’Union Nationale des Coopératives Agricoles du Sénégal qu’elles dominaient, et des Collectivités Locales qu’elles contrôlaient pour gérer le Domaine National en leur faveur et dans l’intérêt des paysans sans terre et des petits exploitants de moins de 3ha.

Avec l’Alternance intervenue en 2000, cette tendance à la réduction des ménages sans terre, s’est inversée, dramatiquement, comme conséquences de la dissolution de la SONAGRINES, l’instauration de la vente carreau-usine de la production arachidière, la suppression du crédit agricole subvention, l’instauration de la vente au comptant des semences, engrais, et du matériel agricole à prix subventionné, et surtout avec la GOANA à partir de 2008, qui a donné le signal à l’accaparement massif des terres du Domaine National.

C’est ainsi qu’en 2004, les paysans sans terre avaient leur nombre passé de 20,9% en 1998/99 à 24,6% en 2006 contre, et à 33,2% en 2011.

Les petits propriétaires terriens de moins de 5 ha faisaient 38% en 2011, tandis qu’en 2015, ils constituent 46,9% sur la ruine des exploitations moyennes de 7 à 15 ha.

Les ménages qui avaient plus de 5ha ne faisaient en 2011 que 28%, alors qu’en 2015, ceux de 5 à 15 ha, font 6,3%, contre ceux de plus de 15 ha représentant 46,8%, dont ceux 24,8% avec plus de 20 ha.

Donc, de 2000 à nos jours, l’appropriation foncière s’est inscrite dans une double trajectoire : celle d’une part, de renforcement de la concentration de la terre entre les mains de gros propriétaires de plus de 20ha, et celle, d’autre part, de la ruine des moyennes exploitations de 7 à 15 ha, qui de 18% en 1998/99, sont réduites à 6,3% avec ses surfaces de 5 à 15 ha , et d’une augmentation de la proportion des ménages sans terre, qui, déjà en 2011, représentaient 33,2% des ménages ruraux, sans qu’aucune redistribution des terres n’ait été faite en leur faveur depuis lors!

Ce processus a produit un émiettement excessif des exploitations agricoles au nombre 755 532 ménages agricoles en 2015, avec des surfaces de moins de 5 ha pour 46,9% d’entre eux, alors qu’ils n’étaient que 38,8% en 2011 !

Dans une telle réalité d’appropriation foncière, quels sont ceux qui ont intérêt à la reconnaissance du droit de propriété privée de la terre ?

Assurément, ce sont les 46,8% des ménages qui ont plus de 15 ha, notamment les 24,8% avec plus de 20ha !

Ce sont eux qui constituent la base sociale de notre bourgeoisie rurale, dont les représentants dans l’appareil d’Etat, dans les Partis politiques et dans les ONG, mettent la pression pour la révision de la Loi sur le Domaine National, pour retirer le droit du Conseil Rural de gérer les terres agricoles, pour instaurer des « droits de propriété privée réelle » sur elles, ouvrant ainsi la voie à l’agrobusiness !

Ceux qui y perdent sont assurément les 46,9% des ménages qui cultivent moins de 5ha, et qui, à travers l’instauration d’un « marché foncier rural » préconisé et d’un « crédit hypothécaire » qui leur est proposé, leur permettront de mettre en gage leurs terres pour accéder au financement bancaire pour leurs exploitations agricoles.

Ce « marché foncier rural » adossé au « crédit hypothécaire » est la voie royale pour leur expropriation massive, pour incapacité à rembourser leur crédit au – près de leurs créanciers.

Si une telle réforme avait prévalu aujourd’hui, les producteurs de la vallée seraient massivement expropriés pour des impayés de 11,5 milliards Fcfa auprès de La CNCAS que l’Etat a dû éponger entre 2012 et 2017.

Ces petits producteurs ont aussi des représentants dans l’appareil d’Etat, dans les partis politiques qui se réclament de la Gauche, et dans les ONG.

C’est ce qui leur a permis de préserver jusqu’ici, leur acquis essentiel dans la Loi sur Le Domaine National, en matière d’attribution foncière.

Leur mobilisation constante a permis d’éviter la perte de ce Droit historique à travers la “communalisation intégrale” portée par le projet de l’Acte III de la Décentralisation.

C’est ainsi que le texte final sous forme de Code Général des Collectivités Territoriales, a non seulement conservé cet acquis historique des anciennes Communautés rurales devenues Communes, mais l’a étendu aux anciennes communes qui en étaient dépourvu.

Ils ont même conquis des dispositions nouvelles dans le Code qui permettent aux populations des Villages et des quartiers de créer un ” Comité Consultatif” qui doit être consulté sur toutes les décisions qui les affectent, notamment sur l’attribution des terres du Domaine National par le Conseil Municipal.

Mais la mise en œuvre de cette nouvelle disposition se heurte à la pression des représentants des gros exploitants dans l’appareil d’Etat, qui y voient un obstacle supplémentaire à la privatisation des terres du Domaine National, et qui serait à la base des obstacles administratifs à la prise d’un Arrêté Ministériel qui organise les modalités de son fonctionnement.

les problèmes fonciers de ces petits producteurs ne sont donc pas directement liés aux dispositions de la Loi sur le Domaine National en la matière, mais principalement dans les dispositions du Code Général des Collectivités Territoriales qui a reconduit le ” contrôle à priori” du Sous Préfet et du Préfet, sur les délibérations du Conseil Municipal sur le foncier, transférant ainsi dans les faits à l’Administration territoriale, le véritable pouvoir d’affectation ou de désaffectation des terres du Domaine National.

C’est cela qui est la source de l’accaparement des terres laissées vacantes par les ménages dépourvus de moyens de les mettre en valeur, depuis l’instauration de la vente au comptant des semences, des engrais et du matériel agricole subventionnés.

C’est ce processus qui a engendré l’accentuation de l’existence de paysans sans terre qui ont vu leur nombre passé de 20,9% en 1998/99 à 24,6% en 2006 contre, et à 33,2% en 2011; alors que la Loi sur le Domaine National est censée leur octroyer un ” droit d’usage” à durée indéterminée, grâce à la coopérative agricole soutenue par un Programme agricole de crédit en intrants et en équipements.

Donc, deux camps s’affrontent âprement sur la question foncière, sans concession aucune, au point que le Président de la République dût mettre dans les tiroirs, le projet de réforme foncière proposé par la Commission Nationale de Réforme, dont les recommandations instaurent de facto la privatisation des terres .

Perspectives

Dans un tel contexte de bipolarisation des rapports de forces sur la question foncière, les perspectives ne peuvent pas être les mêmes selon que l’on soit avec les partisans de la privatisation des terres du Domaine National, ou avec ceux qui y sont opposés.

Les partisans de la privatisation des terres du Domaine national militent pour la modernisation de notre agriculture à travers la voie capitaliste de développement ouvrant de larges perspectives au développement à notre bourgeoisie rurale.

En effet, au 4ème trimestre de 2017, le capitalisme y est déjà à l’œuvre avec l’existence de salariés représentant 22% de la population active rurale, avec un salaire moyen mensuel de 75564FCFA, et un taux de chômage des personnes âgées de 15 ans ou plus 13,1%, contre un taux de chômage national, de 15,7%.

Ainsi, 35,1% de la population active rurale s’est déjà prolétarisée, comparativement à la population urbaine active, dont les salariés représentent 42,0% avec un salaire moyen mensuel de 104869 FCFA, un taux de chômage de 18,6%, et un taux de prolétarisation de 60,8%.

Mais le développement ultérieur de ce Capitalisme dans l’Agriculture du pays, est handicapé, non pas par l’existence d’une appropriation féodale de la terre, comme ce fut le cas de la Russie à l’époque de la Révolution bourgeoise, mais par l’existence d’une « nationalisation de la terre » gérée par des collectivités locales dont les dirigeants sont élus par les populations au suffrage universel.

C’est pour cela que depuis les années 80 d’Ajustement structurel, la banque mondiale, le FMI, Les grands exploitants agricoles et leurs représentants dans l’Etat, n’ont eu de cesse à élaborer des politiques pour remettre en cause la Loi sur le Domaine national, détruire les coopératives agricoles, mettre fin au crédit agricole et à toute subvention agricole, sans lesquels les petits producteurs avec moins de 5 ha qui font, en 2015, 46,9% des ménages ruraux, vont disparaître définitivement

Par contre, ces 46,9% qui y sont opposés, militent pour un développement non capitaliste de l’Agriculture dans notre pays, sur des bases communautaires grâce à un renouveau des coopératives agricoles et la promotion d’une « politique de contractualisation » entre les producteurs agricoles et les industriels, comme le préconisait le feu Président Mamadou Dia, et l’expérimente, depuis deux ans, le « Conseil National de Concertation des Ruraux » (CNCR), dans la région de Kaolack.

Cette politique de « contractualisation » est une voie pertinente de libération des petits producteurs de l’emprise des « opérateurs privés stokeurs » (OPS) qui ont pris le contrôle de la distribution des semences , intrants, et du matériel agricole, et la commercialisation des arachides, depuis la dissolution de la SONAGRAINES, l’instauration du système « Carreau- Usine », et leur vente au comptant à la place du crédit, pour détourner à leur profit une bonne partie des subventions agricoles, tout en endettant les petits producteurs les plus vulnérables.

C’est par ce biais ces OPS ont opéré l’accumulation primitive du Capital pour devenir des milliardaires qui sont en même temps de gros exploitants agricoles.

Ainsi, le foncier rural est devenu l’objet d’une âpre lutte des classes en campagne, dont il faut prendre la pleine mesure en discutant de ces perspectives au Sénégal.

Ibrahima SENE PIT/SENEGAL

Dakar le 14 Septembre 2018

NB : Références

Diarssouba 1965

Recensement Général de l’Agriculture 1998/99

ANSD : Enquête de Suivi de la Pauvreté au Sénégal

Rapport final ESPS 2005- 2006

ANSD : Enquête Pauvreté et Structure familiale

2010-2011

Initiative Prospective Agricole et Rurale (IPAR) :

Subvention des Intrants Agricoles au Sénégal 2015

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