Alioune Tine: “On n’a jamais eu aussi peur au Sénégal que…”

0
Alioune Tine :

C’est jour de deuil ce vendredi au Sénégal à l’appel du collectif de l’opposition M2D, le Mouvement de défense de la démocratie, en mémoire des victimes des affrontements de la semaine dernière entre police et manifestants qui ont fait au moins 5 morts. Tout a commencé par l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko, inculpé pour le viol présumé d’une jeune femme sénégalaise. Alioune Tine dirige le think-tank ouest-africain Africajom Center. Il fait partie des gens que le président Macky Sall a consultés ces derniers jours. En ligne de Dakar, il nous livre son analyse.

RFI : Ousmane Sonko n’est arrivé que troisième à la présidentielle de 2019. Pourquoi son arrestation a-t-elle provoqué une telle émotion dans tout le pays ?

Alioune Tine : Je pense qu’il y a d’abord le précédent de Karim Wade et Khalifa Sall, qui étaient deux candidats présidentiables, qui ont eu des procès qui n’ont pas été ressentis par tout le monde comme des procès équitables. C’est que la justice sénégalaise les a écartés pratiquement par les mêmes juges. Quand il y a eu cette histoire de viol, la thèse du complot politique a fini, effectivement, par gagner de plus en plus l’opinion, du fait qu’il y a eu l’affaire de Karim Wade, qui a été écartée, et celle de Khalifa Sall.

Pensez-vous que Macky Sall a trahi le fond de sa pensée, le jour où il a déclaré : « Je veux réduire l’opposition à sa plus simple expression » ?

Il est évident qu’il y a un lien. Mais en même temps, il faut le dire, le grand problème que nous avons, c’est la question de l’indépendance de la justice. C’est toujours l’opposition qui est accusée. Alors forcément, les gens se disent que c’est une justice partisane. Et dans un contexte politique, dans lequel Sonko est une espèce de star de la jeunesse – parce que c’est une jeunesse souverainiste, radicale – et Sonko est antisystème, il a des rappeurs… Et sans compter aussi, il faut le dire, il y a pas mal de religieux qui le soutiennent, parce qu’il a une certaine intégrité morale, il est très pieux, il articule un discours sur la question de la bonne gouvernance… Donc tout cela fait qu’ils le prennent pour quelqu’un d’exemplaire. Et bien sûr, la pandémie de Covid-19 est un facteur aggravant ! Il y a eu le couvre-feu qui a été très long et les gens n’ont pas pu travailler. Depuis pratiquement l’indépendance, on n’a jamais vu autant de violence !

Ce dimanche 7 mars, le président Macky Sall a consulté beaucoup de personnalités, dont plusieurs chefs religieux et vous-même, Alioune Tine. Quel est le message qui lui a été passé à ce moment-là ?

Le message qu’on lui a passé, c’est que le pays est menacé. Il faudrait, effectivement, qu’il use de son autorité, de ses pouvoirs, pour vraiment apaiser. Et la première des mesures, c’était la libération d’Ousmane Sonko.

Qui est arrivé le lendemain matin…

Voilà, on lui a dit et vraiment il a bien écouté le message. Ensuite, effectivement, il a fait libérer Sonko. Nous avons parlé aussi à l’opposition, pour leur dire qu’ils avaient eu un discours extrêmement dur. Parce qu’ils voulaient faire trois jours de manifestations dans un contexte où il y avait des violences inouïes ! Tout le monde a eu peur et s’est dit que si cela continue, le pouvoir va tomber.

Donc ils ont compris et ensuite ils ont annulé les deux jours de manifestations et cela a vraiment apporté l’accalmie. Mais de mon point de vue, aussi, cette accalmie est précaire. Il faudrait la consolider, demander aussi à la police d’avoir un peu plus de retenue… Surtout, il faudrait que le président de la République libère Guy Marius Sagna et l’ensemble des détenus politiques. Et demander également à l’opposition, surtout à Ousmane Sonko et au M2D – qu’ils tiennent un discours qui apaise. On n’a jamais eu autant peur, au Sénégal, que lors des manifestations de ces derniers jours.

Ce dimanche 7 mars, le médiateur de la République a lancé au président Macky Sall : « Parlez, monsieur le président, avant qu’il ne soit trop tard ». Est-ce que vous pensez, comme lui, que le président a failli perdre le contrôle de la situation ?

Absolument ! Le président aurait dû parler plus tôt. Je crois comprendre que le président ne voulait pas avoir l’impression d’intervenir ou d’agir avec un pistolet sur la tempe, sous la pression. Mais surtout, au moment où le ministre de l’Intérieur a fait une sortie malheureuse, il me semble qu’à à ce moment-là, c’était au président de la République de prendre la parole, de rassurer, d’aller effectivement vers la désescalade.

Donc le président a eu la sagesse, à vos yeux, de faire libérer Ousmane Sonko et d’appeler à l’apaisement ?

Oui, le discours du président a été un bon discours d’homme d’État. C’est son meilleur discours, d’ailleurs : Appel à l’apaisement, appel à l’unité nationale… Il faut dire, aussi, que Sonko a bien répondu, parce que Sonko, aussi, a répondu en républicain. Ousmane Sonko a dit qu’il ne voulait pas de coup d’État militaire, qu’il ne voulait pas, non plus, prendre le pouvoir par la rue.

Alors bien sûr, tout le monde pense à la prochaine présidentielle de 2024. Et justement, l’opposant Ousmane Sonko va jusqu’à demander au président Macky Sall de prendre publiquement l’engagement qu’il ne briguera pas un troisième mandat. Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je pense que ce serait une bonne chose, que le président de la République dise qu’il s’en tient aux deux mandats. Parce que ce n’est pas explicite, mais la question du troisième mandat a exacerbé aussi les tensions politiques. Je pense que cela lui permettrait de travailler en toute sérénité et de sortir par la grande porte. Parce que, quand même, il est jeune, il a beaucoup de compétences… Et cela lui permettrait de prendre date pour le Sénégal et également pour l’Afrique. Dans le contexte actuel, où la question du troisième mandat crée des crises politiques énormes, faire un peu comme le président Issoufou [du Niger], qui vient d’avoir le prix Mo Ibrahim du leadership africain, serait un bon message.

RFI

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici