Le projet politique porté par le parti Pastef, largement plébiscité par le peuple sénégalais, semble aujourd’hui s’éloigner dangereusement de ses fondements initiaux. Un an après l’accession au pouvoir du duo Diomaye–Sonko, les signaux d’alerte se multiplient. La dernière controverse en date – l’achat de véhicules pour les députés – illustre avec fracas cette sortie de route inquiétante, qui trouble même les plus fervents défenseurs du parti au pouvoir.
Qu’on ne s’y méprenne pas : le débat ne se situe pas tant sur le principe d’octroyer des véhicules aux parlementaires, mais sur la manière, le moment et la cohérence avec les engagements initiaux. Pastef n’a jamais été élu pour reproduire les travers d’une gouvernance décriée, mais bien pour y mettre un terme. Si les Sénégalais avaient voulu uniquement des routes, des ponts et des bâtiments, Wade ne serait pas battu en 2012, et Macky Sall n’aurait pas quitté le pouvoir sous les sifflets en 2024.
Hier encore, les dirigeants de Pastef dénonçaient vertement l’achat de véhicules de 40 à 50 millions de francs CFA pour les députés, qualifiant cela de « gaspillage insoutenable ». Aujourd’hui, ces mêmes voix justifient une telle dépense, arguant que les députés actuels seraient plus actifs et mériteraient donc un meilleur traitement. Ce revirement, aussi brutal que cynique, constitue un affront à l’intelligence des Sénégalais. Où est la rupture ? Où est la gouvernance vertueuse annoncée tambour battant ?
Opacité, langue de bois et promesses différées
Ce qui choque autant que le montant présumé, c’est le silence organisé autour de la procédure. À ce jour, aucun député, pas même ceux qui défendent publiquement l’opération, n’est en mesure d’en indiquer le coût exact. Le président de l’Assemblée nationale, Farba Ngom, renvoie les citoyens à la fin d’une procédure dont les contours restent flous : « Quand tout sera bouclé, nous communiquerons », promet-il. Un flou artistique à mille lieues de la transparence promise par Pastef.
Et pourtant, si cette fameuse rupture avait été prise au sérieux, cette question aurait fait l’objet d’un débat ouvert au sein de l’hémicycle, permettant d’aboutir à un consensus républicain. Au minimum, une fourchette raisonnable aurait pu être définie, accompagnée de modalités d’attribution claires, en lien avec la situation économique du pays.
L’argument de l’économie : un leurre comptable
L’un des éléments les plus fréquemment avancés pour défendre cette acquisition est d’ordre purement comptable : selon certains députés, acheter un véhicule à 50 millions de francs reviendrait à économiser 4 millions, puisque l’ancienne indemnité de transport mensuelle atteignait 900 000 F CFA. Certains n’hésitent pas à multiplier les 4 millions par 165 pour brandir une prétendue économie globale de 660 millions.
Un raisonnement digne d’un mauvais gestionnaire.
Car si les véhicules sont enregistrés au nom de l’Assemblée – ce que laisse entendre l’opacité du processus – l’entretien, le carburant, les réparations et l’assurance deviennent alors une charge publique supplémentaire. En attribuant ne serait-ce que 100 litres d’essence par mois à chaque député, on atteint sur cinq ans l’équivalent de 6 millions de francs par parlementaire, uniquement pour le carburant. En y ajoutant les frais d’entretien – inévitables et souvent mal maîtrisés dans l’administration sénégalaise – les 4 millions d’“économie” s’évaporent rapidement. Ironie du sort, l’ancienne indemnité de transport, si contestée, s’avérait au final moins coûteuse.
Vers une gestion plus sobre ou vers une dérive assumée ?
Il n’est pourtant pas trop tard pour revenir à la raison. Oui, les députés peuvent bénéficier de véhicules, mais à des prix alignés sur les réalités du pays. Des véhicules robustes, fonctionnels, à 15 ou 20 millions, suffiraient largement. Mieux encore : on pourrait envisager un forfait d’entretien pris en charge par le député lui-même, favorisant ainsi une utilisation plus responsable des ressources publiques.
Mais pour cela, il faudrait lever le voile, sortir de l’entre-soi, ouvrir le débat, accepter la contradiction. En un mot : incarner la rupture tant promise.
Le peuple sénégalais n’a pas porté Pastef au pouvoir pour reproduire les logiques de prédation, d’opacité ou de privilèges. Il l’a fait dans l’espoir d’un souffle nouveau, d’une gouvernance éthique, sobre, participative. L’heure n’est plus aux explications techniques et aux artifices comptables. Elle est à la cohérence, à la transparence et au respect de la parole donnée.
Chaque jour de silence ou de justification bancale éloigne Pastef de ce cap fondateur. Et si ce projet de rupture ne retrouve pas rapidement ses rails, il risque de devenir, aux yeux de l’opinion, une simple variation sur un thème ancien : celui d’une alternance sans changement.